LES DESSINS ET LES AQUARELLES DANS L'ŒUVRE DE TAL-COAT

Par Frédéric Benrath

(Catalogue de l'exposition Tal-Coat au musée d'Évreux en 1983)

 

Un visage ?

C'est une sensation que j'avais d'aller vers moi-même, de courir après moi-même. Finalement quand on va, on ne va que vers soi-même.

 

De quoi Tal-Coat veut-il nous entretenir quand notre regard croise celui qui, d'un dessin à l'autre, veille au fond de ces espaces blancs ? La psychologie ni la géographie ne viennent à notre secours pour répondre à cette interrogation. On peut même avancer que ces dessins se détournent de tout sous-entendu narratif : la présence seule importe et l'étrange silence est sa force.

 

« Le regard dans l'abrupt »
 

Le tracé des signes explicite une fulgurance spatiale, il enveloppe, développe, et tend à rendre visible et non à rendre le visible, pour reprendre la célèbre formule de Paul Klee. Cette écriture si vivante, prompte et rageuse n'est pas autobiographique ni assujettie à ses humeurs. Elle produit une force de germination dans la prolifération des particules de plomb qui se forment, se déforment et se reforment, comme captées par des forces attractives.

Les traits du visage ne décrivent pas, ils inscrivent dans leur sillon l'énergie dont ils sont porteurs, les signes à la mine de plomb indiquent des directions, détectent et captent des forces et des mouvements, détruisent et reconstruisent mais ne perdent pas la tête... Il nous importe que les autoportraits nous renvoient l'image du peintre, mais plus qu'à lui-même, c'est au « dessein » de Tal-Coat que ces dessins se réfèrent puisqu'il s'agit d'aller où la raison ne porte, (de) retrouver le soi des lointains, le proche miroir...
 

« Nulle appréhension du monde, nous ne sommes que visités par lui »
 

Une extraordinaire puissance et une égale maîtrise bien éloignée de l'habileté, se dégagent de ces dessins. Leur force énergétique fait écho à certains peintres chinois ou japonais, mais aussi à Rembrandt, Van Gogh et Giacometti, sans qu'à aucun moment un mimétisme se fasse jour. Ces dessins ne se contentent d'être les prémisses d'un développement futur, ils sont leur propre développement – autonomes et chargés de leur énigme.

Pensée et émotion sont emportés dans le flux affolé du dessin de Tal-Coat, cet affolement est un bonheur, une jouissance. Arborescences aériennes ou souterraines, on ne sait plus si la sinuosité du trait plonge dans le vide cosmique ou s'enfonce dans les profondeurs de la terre. Le trait est autant contour que surface, autant aspérité que creux. Dans sa peinture, Tal-Coat dépose ou laisse se déposer la trace de l'envol ou de la marche, de la fissure ou du gouffre, de la bouche ou d'un sexe ; son dessin, la linéarité met la forme en état d'apesanteur. Le trait erre dans l'espace et le temps. Ces dessins scandent des mutations, dans la permanence de quelque chose de forcené qui viendrait de l'inconscient. Chaque dessin est un bloc, chaque bloc un état, chaque état marque une singularité. Tout ici s'enchaîne et se déchaîne en réseaux d'énergies qui accumulent les tensions, chaque dessin est un nouveau parcours, une force nouvelle, l'imprévisible devient visible.

Ainsi, Tal-Coat capte autre chose qu'un univers de formes, il nous révèle, ou met le dessin en demeure de nous révéler ce que le miroir ne lui renvoie pas – signes qui demandent moins à être reconnus que vus et parcourus.

Tout ce qui dans les dessins de Tal-Coat exprime une émergence acérée et laisse la trace d'un vertige, nous le retrouvons dans les lavis et les aquarelles. Les moyens diffèrent totalement , c'est entendu, mais la tentation au remords, à la rature, ou à l'effacement y est absente. L'intolérable loi de clôture qui menace tout dessin est ignorée dans la coulée unique et indéterminée de la masse lumineuse qui fera émerger la forme.

La lumière, qui, dans le graphisme des encres de Tal-Coat souligne la dichotomie entre le dedans et le dehors, se trouve être l'élément essentiel de l'étendue colorée et inachevable de l'aquarelle. Ainsi est saisie, l'incontournable présence du vide, son halo et son abîme, voici un vertige pire que celui des dessins ; pas question, ici, de se raccrocher aux branches, ni d'opter, selon son penchant, pour ou contre la ressemblance. L'aquarelle, tel un typhon, a tout emporté mais n'a rien perdu, tout l'univers est là – pourtant ces aquarelles ne reproduisent pas le monde, ne refont pas le monde, elles font un monde, un « monde émotionnel » comme l'écrit si justement Tal-Coat.

Il serait temps de s'apercevoir, que si Tal-Coat est un très grand peintre et un prodigieux dessinateur, il n'est pas moins grand ni moins prodigieux dans ses aquarelles. La discrétion de la technique et la modestie des formats ne sauraient dissimuler à notre regard l'une des plus exemplaires production de notre époque.


 

Frédéric Benrath